Perspectives et analyses

Rupture subite d’un contrat de cession et responsabilité contractuelle : enseignements pratiques de la décision Altarea (TAE 4 fév. 2025, n° J2024000206)

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Une affaire hors norme : la rupture d'un contrat de cession d'entreprise (et non la rupture de négociations), et plus précisément d'une cession de contrôle du Groupe Primonial. Les actionnaires de Primonial (les Vendeurs), qui ont conservé leurs actions, ont assigné le groupe Altarea (l'Acquéreur) devant le Tribunal de commerce de Paris pour réclamer globalement une somme de l'ordre de 1,1 milliard d'euros pour inexécution, en mars 2022, d'un protocole de cession conclu en juillet 2021. Il s'agit d'une action en responsabilité civile contractuelle et non d'une action en responsabilité civile extracontractuelle pour rupture fautive de négociations. Il convient aussi de relever que les Vendeurs  n'ont pas demandé l'exécution forcée du protocole de cession mais ont formulé exclusivement des demandes indemnitaires. De son côté, l'Acquéreur a aussi formulé des demandes reconventionnelles de dommages et intérêts substantiels.

  1. Un litige mettant en jeu des notions clés de la théorie générale des contrats (i.e. obligation de résultat pour la transmission de la documentation contractuelle en temps utile, résolution pour inexécution fautive, exception d’inexécution, caducité du contrat) dans un litige de fusion-acquisition. Les parties ont développé de part et d’autre des argumentations fondées sur des notions clés de la théorie générale des obligations ; c’est une remarquable illustration de l’importance de ces notions dans les litiges majeurs du droit des sociétés et plus généralement du droit des affaires.
  2. Un jugement très soigneusement et solidement motivé : le nouveau Tribunal des affaires économiques de Paris (qui s’est substitué au Tribunal de commerce de Paris depuis le 1er janvier 2025) rend un jugement remarquable, très solidement motivé (43 pages), déboutant chacune des parties de l’intégralité de leurs demandes et prétentions ; s’agissant du point le plus sensible, il écarte toute résolution fautive du protocole de cession par l’Acquéreur et tout manquement de sa part aux obligations de ce protocole. Après avoir rappelé précisément l’argumentation développée par les parties en présence, le Tribunal se prononce sur les deux questions majeures à trancher, à savoir (i) le refus de l’Acquéreur de procéder à l'acquisition le 2 mars 2022 et (ii) la responsabilité de l’échec de l’opération. La motivation est à la mesure des enjeux, avec des références précises aux pièces (documentation contractuelle et correspondances), et des synthèses remarquables.
  3. Les points essentiels sont longuement examinés et traités : stipulations du protocole de cession et en particulier qualification des opérations préalables à la finalisation de la cession, portée de l’obligation de coopération des parties et des obligations des Vendeurs quant à la transmission de la documentation dans les délais, bien-fondé de la mise en œuvre de l’exception d’inexécution par l’Acquéreur en application de l’article 1219 du Code civil et caducité du protocole de cession en application de son article 7.1.
  4. S’agissant, en premier lieu, du refus de l’Acquéreur de procéder à l'acquisition à la date prévue du 2 mars 2022, fondé sur l’exception d’inexécution, le Tribunal estime que l’obligation des Vendeurs quant à la transmission en temps utile de la documentation est une « obligation de résultat », ce qui est décisif. Le Tribunal pointe les retards des Vendeurs qui « n’ont manifestement pas maîtrisé le processus d’élaboration de la documentation ».
  5. S’agissant, en deuxième lieu, de la responsabilité de l’échec de l’opération, le Tribunal renvoie les parties dos à dos : il estime qu’« aucune des parties ne peut se prévaloir d’une demande de report de la cession ni d’un refus de report par l’autre partie » et estime (p. 38) que « le protocole est donc caduc », en application de son article 7.1, en raison du défaut de réalisation des opérations préalables. Il affirme qu’« en raison des inexécutions contractuelles des Vendeurs, l’Acquéreur était fondé dès le 25 février à refuser de procéder à la cession au 2 mars ». Après avoir rappelé que l’Acquéreur était ainsi fondé à refuser de procéder à la cession, il relève encore que « l’Acquéreur a renoncé à la cession et a lui aussi la responsabilité de son échec ».
  6. Cette motivation et sa conclusion évitent au Tribunal de se prononcer sur les conséquences de l’échec de l’opération et les demandes indemnitaires des parties de ce chef (p. 41), « toutes les parties ayant renoncé à la cession et ayant la responsabilité de son échec », l’Acquéreur est donc débouté de ses demandes reconventionnelles. Si les Vendeurs sont intégralement déboutés de leurs demandes de dommages et intérêts, le Tribunal déboute tout autant l’Acquéreur de sa demande reconventionnelle et de sa demande au titre d’une d’indemnité de procédure très substantielle, ce qui est cohérent dans la mesure où les prétentions et demandes de chacune des parties sont intégralement rejetées. Le jugement a été frappé d’appel par les Vendeurs, de sorte que le litige et les argumentations des parties seront soumis prochainement à la Cour d’appel de Paris.
  7. Des enseignements majeurs pour les praticiens du M & A et du contentieux : plusieurs points méritent d’être soulignés, et d’abord la qualification d’obligation de résultat appliquée à l’obligation des Vendeurs de transmettre à l’Acquéreur, en temps utile avant le closing, la documentation contractuelle ; c’est une précision majeure pour les acteurs de ces opérations ; ensuite, alors que les protocoles de cession excluent habituellement toute faculté de « sortie » du contrat et de rupture unilatérale du contrat par l’une des parties, l’exception d’inexécution (C. civ., art. 1219) apparaît comme un moyen de défense pertinent et très efficace (et ce d’autant plus que l’exception d’inexécution peut être opposée sans mise en demeure et sans intervention préalable du juge, qui en contrôle néanmoins a posteriori, en cas de contestation, le bien-fondé) ; il reste donc ce moyen de défense à l’acquéreur en cas de manquement du vendeur à ses obligations au titre du protocole de cession (à moins que l’acquéreur n’y ait renoncé contractuellement, ce qui est envisageable mais sans doute pas à préconiser). Il convient encore de relever l’effet couperet de la caducité contractuelle résultant de la non-réalisation des opérations préalables au closing visées par le protocole de cession, qui est également une protection de l’acquéreur et un point d’attention pour le vendeur dans d’autres cessions d’entreprises comportant de telles stipulations et une référence à des opérations préalables incombant au vendeur (carve out par exemple). Enfin, la qualité de la motivation du jugement du Tribunal des affaires économiques contribue à l’attractivité de la place de Paris, en termes de célérité et de sécurité juridique, en tranchant dans un délai très raisonnable (moins de trois ans pour une affaire très complexe avec des enjeux hors norme), un litige de place en développant une motivation très solide et didactique.

 

Rédigé par Xavier Doumen et Christophe-Marc Juvanon.

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